Les ténèbres régnaient dans leur plus grand domaine. Le plus naturel aussi. Nul besoin de forcer la main pour voir les ombres s'approprier tout ce qui faisait ce monde-ci. Elles étaient la pure obscurité du défunt soleil, une harmonie simple, et non pas le résultat d'un coup de poignard dans le dos. Une demi-Lune seule veillait sur ses enfants. Ici, au sein des Landes, au coeur de ces arbres, et près de cette petite étendue d'eau, elle déposait de respectueux et discrets reflets de lumière. Le long des feuilles, sur leurs tranches, sur ces minuscules vaguelettes qui ridaient la surface de l'eau, sur la pointe de certains brins d'herbes… On eut dit une artiste cherchant tout juste à suggérer les éléments d'une scène.

Un léger vent faisait ronfler, bruisser, le haut des cimes. Quelques insectes, de temps à autre, venaient dénoncer leur présence. Des lucioles, aussi. L'heure était trop avancée, la plupart des mammifères, crépusculaires, étaient retournés à leurs lieux de repos. Le fantôme de leurs odeurs planait, pourtant. À ceci s'ajoutaient les odeurs de l'humidité, de la terre… Le monde restait riche. Mais caché.
Max avait parcouru bien de la distance, au galop. Sa journée avait été longue, ses nerfs avaient été mis à bout. La ville, la ville ! Elle était très amusante, la ville. Mais venait un moment où les instincts de sa forme première revenaient à la charge, hurlant leur envie de grands espaces, de dépenses d'énergie bien plus importantes, d'eau, de chair humaine. Les patates, c'était bien bon, mais rien ne valait le cadavre désarticulé de ces petits êtres fragiles, imbibé d'une eau lacustre. L'each avait peiné à comprendre cela: jusqu'alors, les temps passés sous sa forme bipède avaient toujours été relativement courts. Au final, c'était bien la première fois que ses muscles le démangeaient ainsi, sans que les utiliser ne les rassasient, que ses quenottes claquaient dans le vide en croisant des silhouettes qui lui paraissaient appétissantes. Il avait fallu que la soleil répande son sang pour le pousser à reprendre sa forme première.

Après un tel galop, son humeur était partiellement apaisée. Ce point d'eau avait été une agréable découverte. Ses muscles, bien plus puissants ainsi, le démangeaient encore malgré les efforts fournis, et sa mâchoire déplorait l'absence de chair à déchirer. Il fallait de la résistance sous ses crocs-là. Manger de l'herbe était sacrilège. La frustration faisait encore claquer la mâchoire de l'each, remuer son encolure sans que cela ait le moindre sens. Le galop sur le chemin du retour serait salutaire. Et par Elie, la prochaine fois un ou une humaine s'accrocherait à son dos pour aller jusqu'ici. En ces lieux reculés, les repas menaçaient d'être difficiles à trouver, tandis qu'en ville, ils pullulaient. En bordure de ladite ville, peut-être serait-il possible de se saisir d'une cavalière ou d'un cavalier un peu romantique, un peu aventureux. Les parents disaient aux enfants de se méfier des inconnus, mais jamais de se méfier des chevaux inconnus. Les animaux ne pouvaient pas être mauvais, n'est-ce pas ? Séduire aurait été plus facile sous forme humaine, il fallait l'admettre. Mais Max s'était récemment fait un vilain bobo au visage, qui rendait toute tentative en ce sens plus complexe.

Mais cette forme-là était très séduisante aussi, à sa façon ! Une morphologie équilibrée, des membres solides et droits, une robe grise et des crins sombres. Des oreilles juste assez grandes pour lui donner une apparence expressive. La lune avait laissé ruisseler quelques rayons de lumière le long de son dos et de ses crins agglutinés par l'eau. N'y tenant plus, Max rompit la trêve imposée par ses soins pour admirer l'eau et profiter simplement de son contact, sa fraîcheur, et sa caresser autour de ses jambes et de son poitrail. La silhouette équine commença faire quelques bonds dans l'eau, projetant des gouttelettes en véritable pluie tout autour d'elle, avec de grands fracas lorsqu'avec violence les sabots rencontraient la surface. Sa tête chercha également à remuer le liquide, en projeter en l'air. Ce petit jeu dura un moment, occultant les autres sons alentours, faisant sans doute frémir de peur les pauvres poissons résidant ici, les batraciens, insectes… Max n'en avait cure. Les mouvements et chants de l'eau valaient plus que tout cela.
Une pause, soudaine. Les gouttelettes retombèrent une à une, suivies par le silence. Oreilles dressées, encolure haute, la silhouette équine guettait ce qu'elle avait cru percevoir. Une présence. Etait-il possible qu'il y ait bien une âme humaine aventureuse pour s'approcher de ces lieux ? Oh, pourvu que ce soit un poète…! Max sentait la salive se faire plus importante dans sa bouche à cette seule idée. Timidement, avec tout juste quelques bruits d'eau remuée, l'each sortit de l'eau-mère, se dirigea, encolure basse et odorat pour guide, vers les ombres, à la recherche de celui ou celle qui illuminerait sa nuit, et remplirait son estomac.

La lame courbée du sabre fend l'obscurité à la recherche de corps qui ne s'y cachent pas. Les gestes sont précis. Jehanne imagine des têtes, des abdomens, ou des jambes qu'elle tranche pour déstabiliser ses ennemis. Elle enchaîne les pas comme le ferait une danseuse. La guerrière est souple, rapide, gracieuse. L'épée s'acharne sur le vide comme si la vie de sa propriétaire en dépendait. Dans ses souvenirs, elle porte l'armure, des mèches rousses tombent devant ses yeux et sur le champs de bataille, elle reconnaît le vieux français. Elle a l'impression de sentir la chaleur du sang de ses ennemis sur son visage, mais dans ces landes, ce n'est que la sueur qui coule sur ses tempes et ses paupières. Au bout d'une longue heure, la chorégraphie prend fin et c'est sur une position de défense que Jehanne baisse son arme pour la ranger dans son fourreau. Avant de s'asseoir, l'arabe fait les cents pas, juste le temps de pouvoir de nouveau respirer correctement.

Elle sent la brise qui lui caresse le visage et qui décolle les mèches de cheveux de sa nuque pour les faire voler derrière elle. Jehanne en frissonne. C'est la sensation la plus agréable. A cette période de l'année, dans le village dans lequel elle vivait en Syrie, il était rare de pouvoir profiter d'un air aussi rafraîchissant, même en soirée. Elle y repense en souriant, à ce pays, à cette famille qu'elle a du enterrer. Elle prétend que rien ne lui manque, qu'elle est à sa place partout où les saints voudront bien lui dire d'aller, mais elle ressent tout de même ce léger pincement au cœur, cette sensation de manque et de mélancolie. Alors Jehanne lève les yeux et réalise sa chance de ne pas avoir succombé aux balles d'une kalachnikov ou à l'explosion d'une bombe. Ici, dans ces grands espaces verts, à la lueur de la lune et de ses étoiles, elle peut se vanter d'avoir tout ce dont elle a besoin. Et les ténèbres ne lui font pas peur, ni même les bruits de la nature et de ses habitants.

Peut-être est-ce seulement de la folie, mais Jehanne ne craint pas le monde, ni ce que ses pupilles ne peuvent pas distinguer. Elle connaît la réputation de cet endroit, sa magnificence et toutes les histoires sordides qui se racontent sur les abominations qui s'y déroulent lorsque le soleil quitte son ciel. Et si elle se prépare à rencontrer certaines créatures, d'autres formes de vie propres à cette région de la planète semble échapper à ses connaissances. Qui pourrait bien se méfier d'un être aussi beau que celui qui ose s'avancer dans sa direction. De loin, Jehanne reconnaît la forme et le bruit de ses sabots qui frappent la terre humide. En France, elle avait monté plusieurs roncins. En Syrie, son père lui avait appris les secrets des purs sang arabes. Les vieux récits de la mythologie appartiennent à des cultes païens, alors jamais elle n'aurait pu croire que des chevaux puissent chasser les humains pour se délecter de leurs chairs jusqu'à n'avoir plus que des os à ronger. Jehanne considèrent ces races comme intelligentes, puissantes, fidèles et majestueuses. Dangereuses, seulement si on ne sait pas les monter ou les approcher.

Pour se rendre plus présentable, la jeune femme retire son haut pour éponger toute la sueur qui couvre son corps. Même en brassière, elle semble ne pas craindre la fraîcheur d'une soirée écossaise. Le vêtement mouillé retombe au milieu de ses affaires. Et dans sa main, elle fait apparaître une pomme qu'elle coupe en quartier à l'aide d'un poignard judicieusement caché dans sa botte. C'est de cette manière qu'elle compte attirer l'animal et le plan semble fonctionner. « Bonsoir. » Souffle-t-elle, comme un secret à l'oreille du cheval. Le fruit se retrouve sous son museau pendant que sa main caresse la robe humide. « Tu ne devrais pas te trouver seul, ici. Tu t'es perdu ? » Elle lui parle comme si l'animal allait pouvoir lui répondre. C'est ce qu'elle a toujours fait et en retour, ses destriers lui ont toujours donné l'impression de s’intéresser et de répondre à chacun de ses mots. « Tu es beau. » Au premier coup d’œil, l'animal lui donne l'impression d'être en bonne santé et la région n'est pas réputé pour abriter des chevaux sauvages. Serait-ce un fuyard ou un orphelin ? Les animaux qui se portent bien n'ont aucune raison de fuir leurs maîtres ou d'être abandonné par ces derniers. « Toi aussi tu aimes profiter des soirées fraîches. » Conclue-t-elle simplement, à mille lieues de s'imaginer que l'animal puisse se métamorphoser en humain. Cette fois, aucune voix divine ne l'a prévenu de sa nature maléfique.

Retroussant les lèvres, Max avait cru percevoir l'odeur de la sueur encore chaude. Peut-être féminine. Une humaine qui avait fui ? Couru ? Ou un simple jogging… Si éloigné des sentiers ? Non, peu probable. D'un bon pas, qui ne craignait rien, cherchant à garder haut son port de tête haut, au cas où il faudrait plaire, passer pour une céleste et romantique apparition, l'each avait suivi cette piste. Peu importait, au final, ce que venait faire l'humaine. Ce n'était ni son heure ni sa place, mais tant qu'elle se laissait croquer, nul ne l'empêcherait d'errer sur ces terres ! Une exorciste ? Non. C'était exclu de l'imaginaire de Max. Peut-être parce que, n'en ayant jamais rencontré, son esprit se croyait au-dessus de cela. Son corps n'éprouvait aucune peur, se croyait hors d'atteinte de tout mal sous cette forme-ci. Cette apparence lui donnait une force qui, jusqu'alors, avait terrassée celle de ses potentiels adversaires… Peut-être parce que ces derniers n'étaient pas bien dangereux. Etait-ce un détail important ?

La lame qui fendait l'air offrait une musique qui annonçait la couleur de la jeune femme. Mais quels humains, en ces jours, utilisait de pareilles armes ? Max s'arrêta à une distance respectueuse, la jaugeant du regard. Rien ne lui permettait de déceler les intentions cachées derrière cet entrainement nocturne. Le temps obtenu par cette immobilité fut partiellement utilisé pour réfléchir à une façon de l'aborder. Etait-elle dangereuse ? Malgré son arme, Max peinait à le croire. Elle avait un charmant visage. Une créature à l'apparence aussi séduisante ne pouvait attaquer le fragment d'étoile qu'était l'each. Le sang souillant sa robe aurait été un affront à l'esthétique, n'était-il pas ? Elle le sentirait. Elle ne pourrait porter la main sur lui.

Ce fut le cas. Quelle plaisante vision que cette lame qui se baissait, pour lui, et… Oh ! Elle se défaisait de ses habits. Max n'appréciait pas particulièrement les formes féminines humaines en tant que telles, mais les quelques rayons de lune qui passaient là permettaient de définir les formes et l'état de la chair de son futur repas. Ce serait suffisant. Des cicatrices qui laissaient deviner un corps juste assez ferme, sans doute. Oh bon sang, la salive lui venait déjà à la bouche. Qu'il paraissait tentant de s'avancer pour croquer dès maintenant… Juste là, à la jonction entre le cou et l'épaule. Cette seule idée créait des frissons le long de l'encolure, à l'origine des crins. Mais la lame était trop proche. L'emmener près de l'eau… Ce serait mieux, ce serait bien mieux. La voix fit s'agiter une oreille. Une jeune femme qui parlait aux animaux… Beaucoup d'humains avaient ce réflexe. Excellent réflexe qui les poussait à accorder une logique humaine à un animal, croire qu'ils pouvaient comprendre, et… Une pomme !

Décidément, les repas évoluaient dans le bon sens ! Désormais, ils prenaient le soin de retirer les habits, pour qu'ils ne viennent pas troubler le festin et ennuyer l'each. Ils prévoyaient même l'apéritif ! Délicate attention… Très très appréciée. Max ne vit aucune raison de refuser. S'avançant, ses crocs vinrent se saisir de ce présent, quartier par quartier. Elle était très bien cette humaine. Dommage qu'elle ne puisse avoir le temps d'élever une progéniture capable de l'imiter… Plein de petits repas qui viendraient se glisser d'eux-mêmes dans le gosier des eachs ! Elle lui parlait encore, ses oreilles se tournaient vers elle. Les caresses étaient appréciées à leur juste valeur. Adorable petit repas… De même que les compliments. Oui, cette forme était belle, et qu'il était bon d'être reconnu pour ses qualités ! Finissant ses quartiers de pomme, Max tourna la tête, pour mieux dévisager l'humaine. Pleine de qualités, vraiment. Pas de raison que son goût ne suive pas.

Curieux, Max s'approcha du tas d'affaires de l'humaine, singeant n'avoir pas compris ses dires. Sa condition avait cet avantage de permettre de faire plus ou moins ce qui passait par son esprit, et ne réagir que si le dialogue l'intéressait. Du moins, avec d'autres qu'Elie. Du bout du nez, l'each toucha un peu aux affaires. Y avait-il de quoi jouer un peu, ici ? De quoi pousser l'humaine à lâcher son arme, s'éloigner d'elle ? Visiblement, rien qui parut convenir. Le poney redressa la tête, chercha à tourner autour de l'humaine, et ce, jusqu'à ce qu'elle le laisse poser son chanfrein contre son dos.
Là, un coup de crocs sec suffirait à dégrafer son soutien-gorge.