L'inspiration. Elle venait. Elle s'en allait. A l'image des vagues. Le ressac de l'imaginaire, violent et sauvage, me dictait la moindre ligne jusqu'à l'usure de mes doigts. Et l'heure suivante... Un vide aussi flagrant que le fond de ma  bouteille de rhum ambré. L'inspiration. Elle venait. Elle s'en allait. Parfois, il suffisait d'attendre. Parfois, il suffisait de se morfondre. Les deux cas ne m'offrant aucunes perspectives alléchantes, j'avais tout bonnement décidée de bousculer mon imaginaire. Un écrivain, un vrai, n'hésitait pas à aller là où nul autre n'oserait aller! Un écrivain, un vrai... Sauf que je n'étais pas une vraie écrivain. Pas encore, tout du moins. Je n'étais qu'une femme divorcée, renvoyée de son ancien travail pour avoir gentiment encastré le nez d'un collègue. Qu'importe. Qu'importe mon ancienne vie. Qu'importe les raisons de ma venue ici. Ce soir-là, j'étais bien décidée à trouver une muse... et je savais très exactement où me rendre.

Appareil photo accroché à mon cou, sac à dos perché sur mes épaules, mes deux billes chocolatées observaient avec une certaine fascination le grillage. L'obscurité déployait son voile opaque, endormant les bonnes gens, réveillant les âmes les plus viles. Les ténèbres m'englobaient, rendant ce lieu de misère bien plus glauque qu'il ne le devrait. Derrière ce grillage se trouvait l'ancienne fête foraine. Lieu sinistre pour certain. Lieu délabré pour d'autre. Pour moi, ça allait devenir ma nouvelle source d'inspiration. Par précaution, je regardais aux alentours, m'assurant de n'être vu de personnes. Qui d'autre oserait s'aventurer en ce lieu? Peu de monde. Pas assez d'inconscients pour risquer d'en trouver un. Très peu de brave pour espérer en trouve un. C'était donc seule que je grimpais avec agilité le grillage. Mes pieds touchèrent le sol... et déjà, la peur commençait à me nouer le ventre. Je n'étais pas réputée pour mon courage... Seulement pour mon insouciance. Je ne pouvais m'empêcher, toutefois, de me rappeler de tout les films d'horreur que j'avais visionné en compagnie de Damien. Pour me rassurer, je tâtais mon couteau papillon reposant sagement dans la doublure de ma botte en cuir. Avec ça, je ne risquais rien. Ragaillardie à cette idée, je pouvais commencer l'exploration des lieux.

Oubliez la douce odeur de barbe à papa et de popcorns. Oubliez la foule, désagréable mais rassurante à la fois. Oubliez tout ce que vous saviez sur les fêtes foraines... car celle-là était en tout point différente. Un silence presque gênant emplissait les lieux. Un silence interrompu par divers sons, bien souvent non identifié. Certains flyers, tellement vieux qu'illisibles, continuaient de se faire malmener par la brise nocturne, virevoltant devant mes pieds pour mieux poursuivre sa course folle. Armant mon appareil photo de son flash intégré, je prenais quelques clichés d'un vieux stand en ruine. Misère. Désolation. Seul les rayons argenté de l'astre lunaire offrait une certaine visibilité. Et encore. Cet endroit était tout bonnement parfait pour m'inspirer. J'aimais ce lieux. Solitaire. Usé. Aigri. En demi sommeil.

Une voix. Elle perçait les ténèbres, se frayant un chemin parmi l'obscurité. Les ombres cachaient bien des secrets. Le voile opaque de la nuit me plongeait dans une totale incertitude. Le cœur tambourinant, je regardais autour de moi, sans un mot. Parano, grande froussarde ou juste prudente, l'idée de répondre ne me venait pas immédiatement en tête. Je voulais foncer tête la première dans le stand que j'avais photographié et m'y réfugier le restant de la nuit. Au lieu de quoi, je relâchais mon appareil photo, le laissant mollement suspendre à mon cou. Mes prunelles scrutaient avec une attention toute particulière l'artère d'une allée. Source de la voix. Voix singulière. Voix familière. Quelque chose clochait dans ce tableau de terreur. Une silhouette se découpait, s'approchant toujours un peu plus. La lune, malicieuse et sournoise, nous observait. Seule témoins de ce qui aurait pu être ma douce mort. Dans son humble charité, ses rayons argentés se reflétèrent faiblement sur un objet. Incapable de savoir de quoi il en retournait, je pouvais néanmoins sentir mes intestins se nouer. Un froid polaire envahissait mon être... et ça n'était clairement pas la température ambiante qui était la cause d'un tel changement. C'était un froid qu'aucunes couvertures au monde ne pouvait soulager. Fuir. Je devais fuir. Je voulais fuir. Mes jambes, par instinct de survie, s'activaient mollement. Je me reculais de quelques pas, prête à courir. Mais avant je devais savoir... savoir quelle était la cause de cette panique soudaine.

Reprenant mon appareil photo en main, je braquais l'objectif en plein sur cette silhouette, fine et élancée se détachant de cette semi-obscurité. Cette personne n'était pas bien loin et en dépit des ombres, j'éprouvais ce sentiment de familiarité. Ce n'était en rien rassurant. Peut-être que ce sentiment de familiarité était purement et simplement causé par mon habitude à regarder des films d'horreur. D'avantages un sentiment de déjà vu, dans le fond. Ravalant la bile me montant à la gorge, j'appuyais sur le déclencheur et aussitôt, le flash aveuglant de l'appareil nous éclaira. Moi et ...

— Aliénor? m'exclamais-je, surprise de la voir ici.

Je venais probablement de lui bousiller les yeux pour les secondes à venir, mais j'en fichais pas mal. Il ne s'agissait pas d'une tueuse psychopathe. Ni d'un clown tueur. Juste... d'Aliénor. Soulagée, je pouvais sentir mes muscles se relâcher. Elle était la dernière personne que je m'attendais à voir... que ça soit dans ce parc désert que dans cette ville. M'approchant prudemment d'elle, je prenais quand même la peine de lui rappeler mon identité... que des fois que la peur lui aurait grillé le cerveau.

— C'est Azalea, marquant une bref pause, je précisais, la fille de Ziegler.

Un rire nerveux franchit la barrière de mes lèvres. Mon palpitant continuait de tambouriner contre ma cage thoracique. Avec force. Tellement fort que je le sentais battre entre mes tempes. L'adrénaline se diffusait toujours dans mon organisme. Le pas traînant, je comblais les quelques mètres me séparant d'Aliénor. A vrai dire... J'aimais faire peur aux gens... mais seulement à travers mes écrits. En dehors... j'étais moi-même bien trop trouillarde pour infliger volontairement une quelconque terreur à quelqu'un.

— Faut croire que ça arrive.

Un peu troublée, je l'étudiais rapidement du regard. Les probabilités de se retrouver ici étaient faibles. Tellement faibles que ça ne m'était jamais venu à l'esprit. Une rencontre des plus improbables mais appréciée.

— Ce que je fais ici?

En voilà une drôle de question. Je pouvais en demander de même pour elle. Il ne s'agissait pas d'un banal bout de trottoir qu'on emprunterait à une heure tardive. Nous nous trouvions dans une fête foraine abandonnée, en plein milieu de la nuit. Elle comme moi n'étions pas censées nous trouver ici.  Mes lèvres s'étirèrent en un fin sourire amusée.

— C'est gentil à toi de te proposer mais je crois bien que ça ira, plaisantais-je.

Une chance que je la connaissais. Si un inconnu m'avait proposé de l'aide pour mettre fin à mes jours... Je serais partie en courant. Même si c'était sur le ton de l'humour. Dans les films d'horreur aussi, les meurtriers emploient de l'humour... et c'était pas pour autant qu'ils brandissaient un paquet d'ourson en guimauve à la place d'une hache.

Puis vint le sujet qui me fit tiquer. Papa Ziegler. Parlons-en de lui... parlons-en pas du tout, à vrai dire. Depuis mon divorce... il avait tout simplement coupé tout contact avec moi. Ses valeurs avaient plus d'importances que sa propre fille. J'ai commis l'adultère. Horrible erreur. Avec une femme. Double grosse erreur. Avec la sœur de mon mari. Triple erreur. Un combo mortel qui a mit à terre le militaire.

— Je suppose qu'il carbure toujours autant. Il ne connait pas le mot repos.

Je passais une main dans ma longue chevelure, rabattant cette crinière de jais en arrière. Changer de sujet. Voilà ce que je voulais faire. Me détournant d'Aliénor, je lui adressais un signe de tête pour l'encourager à me suivre.

— On a un parc d'attractions pour nous toutes seules. Ce serait bête de ne pas en profiter.

Un parc d'attraction vieux, délabré et lugubre... Mais quelle importance? Il y avait probablement moyen de trouver de quoi faire. Appareil photo en main, je m'approchais du manège "Train de l'enfer". Probablement un manège du genre maison hantée. Avec les faux fantômes, les faux cadavres et tout ce qui allait avec. Mais franchement... de vous à moi... Même en sachant tout cela faux... c'était tout simplement hors de question que je mette le pied à l'intérieur. Je paramétrais en toute innocence mon appareil photo lorsqu'un cri perça les ténèbres.

Aussitôt je lâchais mon emprise sur l'appareil électronique. Les os glacés de terreur, je regardais avec effroi l'entrée du manège. Le cri venait de là. J'en étais persuadée. Le cœur tambourinant, ma respiration se coupa l'espace de quelques secondes.

— On devrait partir... tu crois pas...