Plongé dans les livres d’une langue oubliée par beaucoup, Joel oublie. Joel se souvient. Il oublie les rayons de cette bibliothèque, les lecteurs qui feuillètent sans relâche les pages parfois jaunies des plus vieux livres qui dorment la plupart du temps. Il oublie l’heure, la promesse faite au prête de passer avec un bouquet pour garnir l’autel. Il oublie mais en même temps il se souvient. Le livre représente mille et un monstres qui piétinent la terre de leurs pensées sales, impures, font d’eux ce qu’ils veulent avant l’instant tant désiré de la libération. Il se souvient des mots récités sans relâche pour n’avoir ne serait-ce qu’un nom. Mais le démon fut fort, inébranlable, implacable quant à l’envie de rester dans ce corps qui n’en avait que l’apparence.

Il était l’humain fort et fier des ses décisions, autrefois. Avant. Aujourd’hui, Joel sait ce qu’il veut et ne veut pas mais dans l’entre-deux se situent toutes les hésitations et les doutes, les craintes et les envies. Tout se mélange si bien que le livre aux images terrifiantes se referme d’un coup sec. Il a fait du bruit, ne s’excuse pas et ne se décide cependant pas à partir. Il n’a pas terminé, mémorisé tous ces différents noms qu’il connait pourtant déjà. Que fait-il, que veut-il se prouver en effectuant ces recherches ? Le reconnaitre ? Un frisson le parcours. Il n’en garde qu’une vague image. Il sait à quoi ressemble Pan mais les images dessinées par ces savants sont souvent bien loin de la réalité. Après toutes ces années, il y repense encore. Après chaque participation à un exorcisme il y repense parce que le démon l’y pousse. La règle d’or : ne pas l’écouter, ne pas leur adresser la parole mais son regard à chaque fois se fait fuyant, comme si l’hésitation à faire ce pourquoi il a voulu devenir exorciste était permise dans ces moments cruciaux où un moment d’inattention change la donne. Irrémédiablement. Il doit se concentrer, ne plus y penser mais cela devient ardue lorsque des paroles viles et sales vous replongent des années en arrière, là où il s’est probablement produit ce que le démon vient de vous dire. Mais Joel n’a pas flanché, ne flanchera plus. L’hésitation est dans le domaine du passé, barricadée derrière ne forteresse d’Evangiles et de prières. Il ne veut pas que cela recommence même si dans le plus profond de son subconscient, c’est le contraire et c’est fébrile qu’il se réveille le plus souvent, se faisant violence pour calmer ses envies.

Un frisson le parcours à nouveau lorsqu’il range soigneusement le livre. Il doit le retrouver ce soir et c’est sur cette étrange pensée qu’il quitte le cimetière des livres. Ce n’est pas la première fois qu’ils se retrouvent ni même la première fois qu’ils ont cette relation plus qu’amicale mais c’est la première fois que l’envie est présente, pressente. S’il n’a pas su pendant longtemps comment gérer cette situation par la faute du démon, ce soir c’est pleinement conscient qu’il va retrouver ces boucles blondes, ce sourire qui le fait fondre, ces yeux qui brillent d’une lueur qu’il ne parvient parfois pas à déchiffrer. Ses mains ébouriffent ses boucles brunes. Est-ce une bonne idée que de recommencer avec lui ? Avec Solel ? Peut-être iront-ils prendre un verre, peut-être deux, peut-être qu’alors son esprit ne sera plus trop clair pour mesurer cette prudence qu’il garde le plus souvent avec lui. C’est un vieil ami, le plus vieil ami qu’il connaisse dans cette ville et pourtant rien ne s’est passé de son propre chef. Il sait qu’il l’a blessé. Alors qu’il se décide à tenter à nouveau quelque chose avec cet homme, il ne veut pas le blesser. Encore. Il ne veut pas être brusque, le presser par cette envie qui le torture toutes les nuits. Il ne peut pas se permettre de le blesser alors qu’il a fait le vœu de les protéger tous.

Ses pas se pressent. C’est l’endroit qu’ils ont choisi et un sourire se dessine sur son visage lorsqu’il l’aperçoit sous un réverbère. Il n’a pas beaucoup changé mais en même temps ce n’est pas comme s’ils ne s’étaient jamais croisés pendant toutes ses années. Il y a eu des regards échangés, des yeux qui se baissent pour mieux se croiser et ne plus se lâcher. Joel aurait préféré se retrouver dans un autre quartier, pourquoi pas même chez lui, ils auraient été plus tranquilles, à l’abri des regards. Ce quartier est, même s’il est bizarrement inconnu de la plupart des habitants, tendancieux et certainement pas le meilleur pour un homme qui se dit d’Eglise ou d’à moitié. Parce qu’il n’est d’Eglise que pour une tâche bien précise. Il le sait, ils s’en doutent. Ce n’est pas lui qui endossera l’habit du prêtre et lorsque ses yeux vagabondent sur ce corps qui l’attend avec désinvolture, il sait que la tentation est trop forte pour qu’il puisse y résister. Résister à ce que l’Eglise interdit.  Ils n’iront peut-être pas dans l’une de ces maisons closes, la ruelle suffira ou iront-ils chez Solel, chez cet homme qui ne l’a pas lâché même en sachant la vérité, lorsqu’il le lui a dit alors qu’il tentait de récupérer celui que Joel n’était plus.

Les corps se rapprochent sans se toucher. Il ne veut pas être le premier à exhiber ce qu’il ressent, ses envies dans cette ruelle dépourvue d’âme vivante et pourtant c’est lui qui s’avance, qui attrape cet ange blond par le col pour écraser ses lèvres sur les siennes. Au diable ses réticences, c’est l’envie qui décide, qui commande, qui n’entend pas le cri pourtant fort dans la ruelle d’à côté. C’est Solel qui l’y emmène dans une étreinte possessive alors qu’il n’accorde pas plus d’importance aux événements qui se produisent près d’eux. N’est-ce pourtant pas son devoir de moitié d’Homme d’Eglise que d’aider son prochain ? Le frisson qui lui parcours l’échine envoie valser loin cette question parce que le bruit a cessé : pas d’appel à l’aide. Ce n’était pas important, ou peut-être que si. Sûrement se doit-il d’y jeter un coup d’œil pour être sûr et après ils pourront reprendre pour ne plus jamais s’arrêter.

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